Dans les grands fonds sous-marins foisonne une biodiversité originale

En s’éloignant des côtes, les fonds marins sont de plus en plus profonds. Au-delà de 200 à 300m s’ouvre alors le domaine de l’océan profond. Dans cet environnement sans lumière et sans végétaux vivent pourtant de nombreux animaux. L’Ifremer étudie la biodiversité de ces grands fonds et les espèces animales qui, pour y vivre, ont développé des stratégies de vie originales.

Qu’y a-t-il au fond de l’océan ?

Les fonds marins proches des côtes forment ce qu’on appelle le plateau continental. Celui-ci est large de quelques kilomètres à quelques centaines de kilomètres. Lorsqu’on s’éloigne encore, le fond descend brusquement : c’est la « pente continentale », souvent traversée de nombreux canyons sous-marins. Puis à partir de 2 000 à 4 000 mètres selon les régions, on arrive dans les grands fonds marins. Ils comprennent divers paysages : les plaines abyssales, les fosses sous-marines, les dorsales océaniques, les monts sous-marins…

La lumière du soleil n’atteint pas ces profondeurs. Et sans lumière, pas de plantes ou d’algues. Or, sur les continents et dans les eaux peu profondes, les végétaux sont à la base de toutes les chaînes alimentaires, car elles produisent de la matière à partir de l’énergie lumineuse du soleil. Les animaux des grands fonds ont donc développé des stratégies originales pour vivre. Certains se nourrissent de la matière produite en surface par le phytoplancton et qui arrive au fond (en très faible quantité). D’autres, notamment près des sources hydrothermales ou des sources de fluides froids, bénéficient de la matière organique produite par des bactéries, à partir d’éléments chimiques  (voir ci-dessous). Les chaînes alimentaires se développent à partir de ces différentes sources de production primaire, avec des carnivores, des nécrophages, des (sidenote: Suspensivores Animaux qui se nourrissent de matière en suspension. )

Quel est l’ impact des activités humaines ?

Si le littoral est fortement impacté par les activités humaines, toutes les parties de l’océan le sont également par les pollutions en particulier chimiques et plastiques. Certaines, même éloignées des côtes, subissent les activités telles que la pêche (par exemple sur des reliefs isolés comme les monts sous-marins) ou l’exploitation de granulats marins, ou risqueraient d’être affectées en cas d’extraction de ressources minérales (nodules riches en métaux dans les plaines abyssales, amas de sulfures des sources hydrothermales, encroûtements sur les monts sous-marins…).

L’étude de la biodiversité marine et la compréhension du fonctionnement des écosystèmes sont donc essentielles pour évaluer l’impact d’une éventuelle exploitation de ces ressources, et pour évaluer les capacités de résilience des écosystèmes.

1 à 10 %

de la matière organique produite en surface atteint le milieu profond

Comment sont étudiés les écosystèmes des milieux profonds ?

Les connaissances sur les écosystèmes profonds sont encore limitées, principalement en raison de la difficulté d’accéder à ces grandes profondeurs. Pour observer ces milieux, les scientifiques de l’Ifremer cartographient les fonds pour repérer des zones d’intérêts puis utilisent des sous-marins habités, des robots reliés par câble ou des observatoires de fond de mer. Ils prennent des photos, des vidéos, effectuent des mesures dans l’environnement ou prélèvent des organismes, du sédiment, des roches. Contrairement aux écosystèmes terrestres ou côtiers, dans les grands fonds il est compliqué de directement observer, de saisir les espèces dans leur milieu naturel. Les chercheurs travaillent aussi beaucoup à partir d’images !

Les outils scientifiques pour l’exploration des grands fonds marins

  • Les sondeurs multifaisceaux installés sur des navires pour une cartographie régionale ou installés sur des robots pour la cartographie de détail.
  • Le Nautile. C’est le seul sous-marin habité de la Flotte océanographique française. Et l’un des rares au monde à pouvoir descendre jusqu’à 6 000 mètres de fond.
  • Victor 6000 et Ariane. Ces robots sont pilotés à distance, via un câble qui les relie à un navire scientifique.
  • Les observatoires sous-marins. Similaires aux stations spatiales, elles sont installées sur le fond, et enregistrent les conditions environnementales et divers paramètres biologiques. Les chercheurs viennent en moyenne une fois par an, récupérer les données photo et vidéo, changer les batteries et reconditionner les capteurs.

Comment l’Ifremer étudie la biodiversité de ces grands fonds ?

Du fait de la difficulté d’accès à ces profondeurs, de nombreuses questions demeurent sur ces écosystèmes et leur biodiversité. L’Ifremer étudie la présence des différentes populations d'animaux marins et leur répartition sur les fonds marins. En effet, de grandes surfaces des fonds marins restent encore inexplorées. Les scientifiques mènent des campagnes pour explorer de nouvelles zones, identifier les espèces, cartographier leur présence. Les scientifiques s’intéressent aussi à la biologie de ces animaux : comment supportent-ils ces températures très froides ou très élevées ? Que mangent-ils ? Comment se reproduisent-ils ? Les chercheurs essaient aussi de comprendre le fonctionnement des écosystèmes : qui mange qui ? Qui abrite qui ? Qui dépend de qui pour vivre ? Comment ces écosystèmes varient au cours du temps ? Comment les espèces s’adaptent-elles  aux évolutions de leur milieu ? Comment se dispersent-elles ?

Focus sur 5 écosystèmes marquants

Dans les canyons sous-marins, des coraux d’eaux froides

Si les coraux des eaux tropicales sont bien connus du public, leurs cousins des eaux froides le sont moins. Ils sont pourtant présents partout dans les mers et océans, dans des eaux allant de 0°C à 15°C. Quelques-uns sont jaunes, rouges ou roses, mais la plupart sont blancs ou noirs !

Les scientifiques s’intéressent en particulier aux coraux situés dans les canyons sous-marins de Méditerranée et du Golfe de Gascogne (Atlantique).

J’étudie le comportement des polypes (sidenote: Polype C’est le terme qui désigne chaque individu qui compose une colonie de corail. ) de coraux : la rythmicité à laquelle ils entrent et sortent, et j’essaie de voir s’il y a un lien avec la quantité de matière en suspension, avec l’activité de pêche alentour, ou avec la présence d’autres animaux à proximité.

Julie Tourolle
Ifremer | Ingénieure de recherche en écologie marine

Les fonds des canyons sous-marins ne sont pas parcourus par les chaluts de pêche. Pourtant, le chalutage sur leurs flancs remet en suspension les sédiments : cela peut asphyxier les coraux des zones alentours. Aussi, depuis 2017 le chalutage de fond est interdit en dessous de 800 mètres en Atlantique, et depuis 2022 en dessous de 400m dans les zones de récifs coralliens. En Méditerranée, il est interdit en dessous de 1 000 mètres depuis 2016.

En complément des campagnes à la mer et d’un observatoire installé en 2021, Lenaïck Menot et Julie Tourolle mènent des expériences en aquariums sous pression, au centre de découverte des océans Océanopolis à Brest. Ils souhaitent par exemple connaître les effets sur les coraux d’une hausse de température et d’une acidification des eaux, pour évaluer leur résilience face au changement climatique.

Qui vit dans les plaines abyssales ?

Lorsqu’on quitte le plateau et la pente continentale, la plaine abyssale s'étend sur des milliers de kilomètres. L’eau y est entre 0 et 4°C ; les fonds souvent meubles. Les organismes y sont moins nombreux que près des côtes, mais une grande diversité d’espèces vit sur le fond ou enfouie dans les sédiments : des crustacés, des (sidenote: Échinodermes Les échinodermes forment un groupe d’animaux marins qui se distinguent par l’organisation de leur corps en cinq parties symétriques. Les étoiles de mers, les ophiures, les oursins, les crinoïdes et les holothuries (concombres de mer) sont des échinodermes. ) , des vers marins et parfois des coquillages bivalves. À chaque nouvelle campagne océanographique, les scientifiques découvrent  des espèces encore inconnues.

Dans les plaines abyssales, la diversité peut être élevée. C’est surprenant dans cet environnement stable, avec peu de ressources et peu de niches écologiques.

Lénaïck Menot
Ifremer | Biologiste marin

Les monts sous-marins

Les (sidenote: Mont sous-marin Un mont sous-marin est un relief volcanique ou volcanique et calcaire au-dessus de la plaine abyssale. Il prend le nom de mont sous-marin lorsqu’il s’élève de plus de 1000 mètres depuis le plancher océanique, sans dépasser le niveau de l’eau : sinon, c’est une île ! Il existe probablement plusieurs centaines de milliers de monts sous-marins dans le monde. Certains mesurent plusieurs kilomètres de haut et dizaine de kilomètres de diamètre, mais en regard de la surface de l’océan, ce ne sont que de petits points. ) se trouvent dans les plaines abyssales, en raison de leur relief ils sont parcourus de forts courants qui emportent les sédiments : la roche est souvent mise à nu. Des espèces y vivent fixées : coraux, gorgones, éponges, etc. Elles se nourrissent des particules en suspension dans l’eau ou d’organismes migrant entre la surface et le fond, comme de petits crustacés. Le substrat dur et les animaux fixés forment des habitats pour une diversité luxuriante : poissons, crustacés, (sidenote: Échinodermes Les échinodermes forment un groupe d’animaux marins qui se distinguent par l’organisation de leur corps en cinq parties symétriques. Les étoiles de mers, les ophiures, les oursins, les crinoïdes et les holothuries (concombres de mer) sont des échinodermes. ) . Les cétacés (baleines, dauphins...) sont aussi des visiteurs réguliers des sommets de ces monts sous-marins probablement du fait de l’abondance de nourriture.

À quelques exceptions près, l’étude des monts sous-marins et de leur biodiversité est très récente, elle a démarré dans les années 2000. La communauté scientifique connaît encore peu de choses, d’autant plus que les communautés d’espèces qui vivent sur les flancs du mont changent selon le gradient de profondeur et l’orientation du flanc. Au sommet, certains monts peuvent même être suffisamment proches de la surface pour recevoir de la lumière. Ce sont alors des lieux riches en poissons … et convoités pour la pêche !

D’un mont sous-marin à l’autre, on ne trouve pas les mêmes communautés d’espèces, même à 100 kilomètres d’écart.

Karine Olu
Ifremer | Écologue spécialiste des écosystèmes profonds

Les sources hydrothermales

Ce sont de vrais geysers sous-marins ! Elles sont localisées le long des (sidenote: Dorsale océanique

C’est une chaîne de montagne sous-marine, qui se forme à la frontière de deux plaques tectoniques qui s’éloignent et lieu de la création de la croûte océanique. ) et près de certains volcans sous-marins. À ces endroits, le fond marin est fracturé : l’eau de mer peut pénétrer en profondeur. Au contact du magma, l’eau se réchauffe et se charge en gaz et autres composés chimiques tels que le méthane, l’hydrogène, le sulfure et des métaux lourds. L’eau remonte en surface et jaillit en geysers très chauds (parfois jusqu’à 400°C) appelés fumeurs noirs. Aujourd’hui plus de 600 champs hydrothermaux actifs sont identifiés dans le monde, mais seuls quelques-uns sont étudiés en détail, comme celui qui abrite l’observatoire EMSO Açores.

Les abords de ces sources hydrothermales sont des milieux considérés comme toxiques et bien trop chauds pour la plupart des êtres vivants. Pourtant, des communautés animales luxuriantes y vivent ! Des microorganismes y ont développé un mode vie fondé sur la chimiosynthèse et supportent des chaleurs jusqu’à environ 120°C. Elles sont à la base des chaînes alimentaires de ces écosystèmes : les autres animaux les consomment, ou les abritent au sein de leur corps. Ces animaux sont donc fascinants d’un point de vue scientifique pour leur capacité d’adaptation.

À l’Ifremer, les scientifiques s’intéressent aussi à la génétique et la reproduction de ces organismes des grands fonds : en effet, on peut retrouver la même espèce sur des sites pourtant éloignés de plusieurs centaines ou milliers de kilomètres, séparés par une plaine abyssale froide. À l’inverse, certaines espèces ne sont présentes que dans des conditions bien spécifiques (selon la température, la composition des fluides), ainsi on ne connaît que les espèces des sites étudiés ; de nouveaux sites pourraient donner lieu à la découverte de nouvelles espèces.

La chimiosynthèse, pour vivre sans soleil

La majorité de la vie sur terre dépend de la photosynthèse : un processus développé par les plantes et les algues, qui se base sur l’énergie lumineuse du soleil pour produire de la matière. Mais la découverte des sources hydrothermales, en 1977, a révélé un autre processus : la chimiosynthèse. Près des sources hydrothermales, des microorganismes sont capables d’utiliser les composés des fluides (méthane, soufre…) pour créer de la matière organique.

Les suintements froids

On appelle ainsi les zones où des gaz et des hydrocarbures (pétrole, méthane, etc.) peuvent s’échapper du fond marin et remonter dans l’eau. Elles se situent généralement là où une (sidenote: Plaque tectonique La surface de la terre est découpée en grandes plaques rigides, appelées plaques tectoniques. Celles-ci « flottent » sur un magma visqueux animé de mouvements. Ces mouvements du magma peuvent entraîner des mouvements des plaques tectoniques. Là où deux plaques s’éloignent, une dorsale océanique se forme. Là où deux plaques se heurtent, l’une peut passer sous l’autre dans certains cas. ) passe sous une autre plaque. Les fluides émis ne sont pas plus chauds que l’eau de mer environnante, même s’ils peuvent atteindre les 40°C sous la surface du fond, ce qui leur vaut le nom de « froid », par opposition aux sources hydrothermales qui sont extrêmement chaudes. Autour de ces suintements s’installent de riches communautés d’organismes. Comme dans les sources hydrothermales, les écosystèmes sont fondés sur des microorganismes qui produisent de la matière en transformant l’énergie par chimiosynthèse. Cette matière est transférée aux autres animaux par des symbioses ou comme source de nourriture extérieure.

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