Fournir des avis scientifiques pour la gestion durable des pêches est l'un des objectifs des travaux menés à l'Ifremer. Pour l'atteindre, plusieurs questions sont à résoudre. Comment sont structurées les populations des différentes espèces, quels sont leurs régimes alimentaires, quel est leurs nombres d'individus, où sont leurs habitats ou encore, quelles sont leurs routes de migration ? En outre, quelles sont les interactions entre les populations de poissons et de macro-invertébrés, avec les navires ou flottilles qui les exploitent, quel est l'effet de la gouvernance des pêcheries et du marché ? Quels sont les impacts de l’activité de pêche sur l’écosystème au-delà des poissons ? L'océan étant difficile à parcourir et à observer, plusieurs approches sont croisées pour obtenir des informations.
Campagnes à la mer par chalutage, observation acoustique ou vidéo
Les campagnes en mer permettent d'obtenir de nombreuses informations sur les individus, les populations et sur l’écosystème dont les ressources dépendent. En particulier, elles fournissent en routine, des indices d'abondance et les distributions géographiques des populations. Leur répétition annuelle nous éclaire sur les évolutions. Différentes méthodes sont utilisées, comme des chaluts à panneaux pour les espèces démersales (merlu, baudroies), des chaluts à perche (pour la sole par exemple) et des dragues (pour la coquille Saint Jacques). Pour les espèces pélagiques, on a également recours à des analyses acoustiques Récemment un drone de surface équipé de sondeurs a par ailleurs été employé . La télémétrie permet de suivre les mouvements des poissons et, pour des habitats où l’eau est claire, la vidéo se révèle efficace.
Les campagnes scientifiques vont des estuaires au grand large et sont ciblées, ou non, sur certaines espèces
Des études biologiques et physiologiques sont menées à bord des navires. Elles ont ainsi révélé, dans les golfes de Gascogne et du Lion, que la taille moyenne dans les populations d’'anchois et de sardines diminue d'année en année. Certaines campagnes sont ciblées sur des espèces, d'autres s’attachent à une description de l’écosystème. Certaines ont lieu plus au large, d'autres près de la côte, par exemple dans les estuaires où vivent les juvéniles de différentes espèces commerciales. « Nous étudions l'impact des conditions environnementales, notamment les apports des fleuves, sur les nourriceries d'espèces comme la sole », explique Verena Trenkel, responsable à l'Ifremer de l'unité Halgo (Halieutique Grand Ouest).
Les apports récents de la génétique
Certaines méthodes génétiques permettent déjà d'estimer le nombre de poissons d'une manière très différente des campagnes classiques. « En étudiant le génotype des poissons, nous établissons les liens de parentés entre eux, explique Verena Trenkel. La proportion d'individus apparentés dans l'échantillon nous renseigne sur la taille de toute la population ». Pour mener ces investigations, l'échantillon peut provenir d'une campagne en mer ou même d'une criée, l'important étant d'avoir des milliers d'individus, qu'il s'agisse de raies bouclées ou de maigre par exemple.
ADN environnemental : repérer tout ce qu’il y a dans l’eau
Une autre approche moléculaire consiste à étudier les ADN présents dans l’environnement. « Chaque poisson émet dans l'eau de l'ADN, qui provient de son système digestif, de sa peau ou des mucus, explique Verena Trenkel. Nous pompons et filtrons 30 litres d'eau pour l'analyser ». Cela permet de savoir quelles espèces de poissons sont passées dans la zone à proximité du point de prélèvement. Cette méthode donne accès à beaucoup d'espèces simultanément. « Tous les individus, des microbes jusqu'à la baleine, laissent une trace ADN spécifique dans l'eau. Nous explorons ces données ». Les autres études, qui utilisent notamment le chalutage, n’arrivent pas toujours à capturer toutes les espèces présentes.
Par ailleurs, des projets sont lancés pour séquencer le génome de différentes espèces marines. Les séquences sont mises dans des bases des données afin que les scientifiques puissent comparer une séquence génétique trouvée en mer à ce qui est déjà identifié. De plus en plus d'espèces sont ainsi mieux connues. En plus des séquences d’ADN, il faut pouvoir comprendre comment l’ADN dérive dans l’eau et se dégrade pour pouvoir estimer la présence, voire un jour, l’abondance des espèces.
Scénariser les impacts du changement global
Les données acquises sur les poissons (biologie, répartition, …) et leurs environnements servent à mettre au point des modèles mathématiques représentant l’ensemble de l’écosystème. Ceux-ci ne prennent pas seulement en compte les populations, mais aussi les interactions proie-prédateur entres espèces ou encore en lien leurs habitats. Ces modèles proposent d’étudier « comment une population va évoluer, quel serait l'impact du changement climatique, quelles pressions sur son habitat, par exemple liées aux éoliennes en mer, et comment plusieurs impacts se combinent », poursuit Verena Trenkel.
Avec ces modèles et en intégrant les scénarios du changement climatique et des scénarios de gestion de pêche, des projections des populations de poissons sont possibles. Ces simulations facilitent l’évaluation et la comparaison des impacts de différents scénarios d’environnement et de gestion des pêches sur les poissons et les entreprises de pêche. Les décisions de gestion qui peuvent ainsi être étudiées sont, par exemple, la fermeture temporaire d'une zone de pêche ou la modification des caractéristiques des engins de pêche.
La pression de pêche et la biomasse
« Notre diagnostic sur l'état des ressources utilise des modèles de dynamique de populations, basés sur l'évolution des captures et sur les indices d'abondances issus des campagnes scientifiques », explique Alain Biseau, qui coordonne les expertises halieutiques à l'Ifremer.
Cette approche permet de distinguer plusieurs catégories de poissons, notamment ceux qui ne sont pas surpêchés et ceux qui sont « en voie de reconstitution », c'est à dire « pêchés de manière durable, mais avec une (sidenote: Biomasse Masse totale des individus vivants dans un lieu. ) qui n'est pas encore suffisante ». Les autres catégories sont les populations surpêchées, voire dégradées si le niveau de biomasse est très faible, et enfin les populations effondrées, « pour lesquelles la biomasse, autrement dit la quantité de poissons, ne permet pas le renouvellement du stock ».
En 2022, la part dans les débarquements français des populations en bon état, ou non surpêchées, est de 56 % contre 15 % en 2000. « L'amélioration est importante, mais nous ne sommes pas encore à l'objectif fixé par la politique commune de la pêche de 100% des populations exploitées de manière durable », note Alain Biseau.
Le socio-écosystème de la pêche
A l'interface entre la biologie et l'économie, la modélisation bio-économique intègre la dimension humaine dans les modèles écosystémiques. « La notion de « socio-écosystème » est de plus en plus utilisée, explique Sophie Gourguet, modélisatrice en bio-économie à l'Ifremer, à l'UMR AMURE. Elle fait référence à l’imbrication des systèmes écologiques et sociaux. Les activités humaines influent sur l'écosystème, et sont impactées en retour par celui-ci ». La caractérisation des interactions entre les différentes composantes des socio-écosystèmes halieutiques concourent à mieux comprendre la dynamique qui en découle, afin d’explorer des modes de gestion garantissant leur durabilité.
Les données issues du système d'information halieutique (SIH) de l'Ifremer permettent de réaliser ces modèles intégrés. Les informations recueillies lors des campagnes en mer sont complétées par les données de pêche intégrant des éléments sur les caractéristiques des navires mais aussi les données déclaratives de capture, les données de vente en criée ou encore de géolocalisation, ainsi que des données sur l’économie des entreprises.
Impacts sur les poissons et sur les pêcheurs
D'un côté, les pressions sur la ressource naturelle sont étudiées dans le détail, en tenant compte de l’activité des pêcheurs. D'un autre côté, la rentabilité des différentes flottilles de pêche est calculée et prise en compte dans des scénarios de gestion multicritères. Afin de mieux connaître les performances économiques et les dimensions sociales des flottilles de pêche, des enquêtes sont réalisées auprès des pêcheurs, en recueillant notamment des informations sur les coûts d'exploitation.
« À partir de modèles bio-économiques, nous pouvons évaluer les impacts biologiques et socio-économiques de différentes mesures de gestion. Par exemple, pour une diminution de quota de 10%, nous évaluons quels seront, sur dix ans, les impacts sur les trajectoires de biomasses de l’espèce, ainsi que les conséquences socio-économiques sur les différentes flottilles de pêche », explique Sophie Gourguet. Si le quota est réduit, les efforts de pêche peuvent diminuer, et par conséquent les coûts de production également. « La baisse de revenu n'implique pas nécessairement une diminution du profit, si la réduction des coûts est supérieure à la réduction des revenus, précise-t-elle. Et les impacts économiques d’une mesure de gestion peuvent être différents selon les flottilles de pêche ».
Dans le cadre d’approches participatives, des scénarios de gestion peuvent être co-construits avec les parties prenantes, entre autres pour assurer une meilleure acceptabilité des mesures. Ces scenarios peuvent suggérer des leviers pour une pêche durable et la définition, le cas échéant, de zones de fermeture de pêche. Cela peut aller de restrictions de l’activité jusqu'à des plans de sortie de flotte, assortis d'aides économiques. Pour une vision la plus globale possible, des approches intégrées et interdisciplinaires permettent de prendre en compte l’ensemble de savoirs, scientifiques et profanes dans les modèles construits par les chercheurs.
Impacts de la pêche sur les fonds marins
Comme toute industrie extractive, la pêche n’est pas sans conséquence sur le milieu marin. Si l’on sait depuis longtemps que l’utilisation des engins traînants (chaluts de fond, à perche, senne démersale, dragues) a des effets sur les fonds marins et les espèces qui y vivent, la science a beaucoup progressé ces quinze dernières années pour les caractériser. Plusieurs unités et laboratoires de l’Ifremer sont mobilisées sur cette question : elles étudient les impacts des engins sur les écosystèmes, analysent leurs conséquences sur la faune et les habitats marins et élaborent des mesures de remédiation en phase avec l’engagement de l’État français de placer un tiers de ses aires marines sous protection forte d’ici 2030.Un objectif qui implique d’adapter les activités humaines, et notamment la pêche, dans ces zones protégées afin de trouver le bon équilibre entre préservation de la biodiversité et exploitation durable des ressources