Regards sur la filière des petits pélagiques, de la mer à l’assiette

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Banc de sardines.

ARTICLE RÉDIGÉ PAR OCÉANS CONNECTÉS — Depuis le milieu des années 2010, les pêcheurs et chercheurs constatent une baisse de la taille des petits pélagiques, groupe qui regroupe des poissons vivant dans la colonne d'eau tels que la sardine ou l’anchois, pour ne citer que les plus emblématiques. En menant quatre grands programmes de recherche dont trois spécifiquement sur ce groupe de poissons, l’Ifremer cherche à anticiper les problèmes que pourrait poser cette diminution de taille pour les écosystèmes, les filières et la consommation de ces petits pélagiques. C’est ainsi que l’institut a mené les programmes DEFIPEL, pour réfléchir à une gestion intégrée des pêcheries, OMEGA, qui s’intéressait aux oméga-3 présents dans ces poissons, DELMOGES, autour des captures accidentelles de dauphins et FORESEA, plus large sur la disponibilité des produits de la mer en général à l’horizon 2050. Avant le colloque Transpel qui permettra une restitution de ces recherches en avril 2025, nous avons fait le point sur ces populations de poissons et la filière pêche ainsi que sur les problématiques socio-écosystémiques associées.

Consommée fraîche ou transformée par des procédés de conservation divers, la sardine constitue un élément clé de l'économie et de l'alimentation humaine depuis au moins l'Antiquité. En témoigne le fameux garum, condiment à base de poisson salé et fermenté – notamment la sardine – très prisé chez les Étrusques jusque dans la Rome antique. Certaines villes françaises de la façade Atlantique sont d'ailleurs marquées profondément par cette culture sardinière. Ainsi Douarnenez avec ses vestiges de cuves à garum datant de l'époque romaine, ses conserveries qui sont encore d'importantes pourvoyeuses d'emplois, et bien sûr ses bolincheurs qui partent toutes les nuits en baie pêcher le poisson bleu. Mais la filière pourrait être secouée par la réduction de la taille de ces poissons, une donnée déterminante pour la mise en boîte. Face à ce constat, l'Ifremer a lancé plusieurs programmes de recherche qui viennent de s'achever autour des petits pélagiques, groupe dont la sardine fait partie, avec entre autres, l'anchois, les différentes espèces de chinchard, d'alose et de maquereau, le sprat, la sardinelle et la bogue. 

Des chaloupes sardinières dans le port du Rosmeur de Douarnenez, à la fin du XIXe siècle. La sardine a été un moteur important pour les ports comme celui-ci, et l’est toujours, dans une moindre mesure.

Des chaloupes sardinières dans le port du Rosmeur de Douarnenez, à la fin du XIXe siècle. La sardine a été un moteur important pour les ports comme celui-ci, et l’est toujours, dans une moindre mesure.

Leur point commun ? Sur le plan biologique, ils partagent les mêmes proies, du zooplancton et du phytoplancton, et le fait qu'ils passent la plus grande partie de leur phase adulte dans la colonne d'eau, de la surface jusqu'à environ 200 mètres de profondeur. D'un point de vue économique, les petits pélagiques représentent environ 30% des captures mondiales (2022, FAO), et 48% des captures en France (FranceAgriMer, 2022). Il s'agit donc d'une ressource cruciale, d'autant que ces poissons sont riches en oméga-3, des acides gras produits exclusivement par le phytoplancton que les petits poissons pélagiques « accumulent ensuite dans leur corps, explique Mathieu Doray, chercheur à l'Ifremer qui a pris part aux programmes sur les petits pélagiques, pour le volet écologie. Les oméga-3 sont ensuite transmis aux nombreux prédateurs des petits poissons, les dauphins, les oiseaux, les humains... On dit d'ailleurs que ce sont des espèces 'fourrage' car ils transmettent l’énergie et la matière organique dans la chaîne trophique. » 

Mais ce sont des espèces fragiles, à durée de vie courte, qui se reproduisent via la dispersion de très nombreux œufs - dont seul un faible pourcentage atteindra l’âge adulte – et sont très dépendantes des paramètres environnementaux comme la température de l'eau et la composition du plancton, lui-même très dépendant des apports en nutriments et de la qualité de l'eau. « Une diminution des tailles des sardines et des anchois a été constatée depuis une dizaine d'années, ajoute Mathieu Doray. Elle est sans doute due à des changements dans le zooplancton, notamment la disparition progressive des plus gros organismes zooplanctoniques, à cause du changement climatique ». 

Le projet MONALISA (2016-2019) a exploré plus avant cette question pour les sardines du golfe du Lion, réalisant de nombreuses expérimentations pour étudier comment les sardines et les anchois réagissaient à des particules de tailles variées. Résultat : la consommation de plus petites particules par les sardines et les anchois demanderait plus d'énergie aux poissons, ce qui limiterait leur croissance. Cette réduction de la taille, combinée à la disparition des plus gros individus, indique que les populations de sardines françaises sont en déséquilibre écologique. À celui-ci s’ajoute l’exploitation par la pêche, ce qui a conduit cette année au classement de la sardine du golfe de Gascogne dans la catégorie des populations surpêchées dans le bilan annuel de l'Ifremer (24 000 tonnes débarquées chaque année).

Évaluation 2023 : exemples de populations de poissons classées selon leur état

Évaluation 2023 : exemples de populations de poissons classées selon leur état.

Désormais, la crainte de mesures de gestion plus drastiques est réelle, à l'instar de ce qu'il s'est passé il y a une dizaine d'années avec l'anchois. Suite à l'effondrement de la population dans les années 2000, la pêche à l'anchois a été interdite dans le golfe de Gascogne jusqu'en 2010. Mais lorsque l'activité a été autorisée à nouveau, la flottille française atlantique de l'anchois avait bien diminué et les acheteurs, la plupart espagnols, s'étaient tournés vers les pêcheurs marocains et portugais. 

« Actuellement, nous avons environ quatre-vingts bateaux qui pêchent la sardine, décrit Sigrid Lehuta, halieute, qui a également travaillé sur plusieurs programmes de l'Ifremer. Parmi eux, vingt-cinq bolincheurs en Bretagne, de moins de 18 mètres (pêchant en baie de Douarnenez et d’Audierne), débarquent environ 80 % de la sardine française. Ils travaillent aussi à l'anchois, à la dorade, au bar, au chinchard et au maquereau, mais 90 % de leurs revenus viennent de la sardine. Ils vendent quasiment exclusivement aux conserveries, car le poisson frais est peu consommé. Aux bolincheurs s'ajoutent aussi des chalutiers en Bretagne, Pays de la Loire et Vendée, qui débarquent cinq à sept mille tonnes. Ces bateaux sont plus polyvalents et pêchent le merlu, le maquereau et le bar l'hiver, l'anchois et la sardine l'été. Les plus grands (16 à 24 mètres) ciblent le thon au large l'été. Enfin, au Pays basque, on compte cinq bolincheurs et quelques chalutiers qui travaillent à la sardine, même s'ils pêchent en priorité la dorade et le thon rouge à la ligne l'été. Historiquement cette flotte s'est montrée adaptative, en cas de mauvaise année sur la sardine ils ont su compenser par d'autres espèces (bar, merlu, thon). Mais la baisse des quotas sur les autres espèces cibles menace cette flexibilité et les contraint à se spécialiser sur la sardine non réglementée, augmentant la pression et la dépendance sur cette espèce, comme cela a été le cas pour le maquereau ou comme c'est encore le cas pour le thon rouge.” La pêcherie de chinchard, quant à elle, est totalement fermée cette année.

Outre ces difficultés d'ordre écologique, les pêcheurs, en particulier les Bretons, subissent une autre pression, provenant de l'aval de la filière. « Ils sont très dépendants des conserveurs, explique Sigrid Lehuta. Et donc de leurs exigences ». Parmi celles-ci, le format des boîtes détermine la taille des sardines achetées par les conserveurs. Et si les sardines rétrécissent... « Cela a-t-il déjà un impact fort sur les pêcheurs ? s'est interrogée Fabienne Daurès, économiste qui a quant à elle étudié l'ensemble de la filière, jusqu'aux consommateurs. C'est un secteur économique complexe, qui a vu une forte augmentation de la demande en sardines de conserve et une diminution de celle en sardines fraîches. Pour y répondre, les conserveurs semblent se tourner vers l'importation ».  En effet, même si, quand on étudie les linéaires dans les supermarchés, la majorité des marques de conserves sont françaises, beaucoup des sardines présentes dans les boîtes sont en fait importées, souvent du Maroc. « Les sardines y sont abondantes, mais si la pression de pêche n'y est pas gérée correctement, cela pourrait poser un problème d'approvisionnement dans le futur, ajoute l'économiste. Sans oublier l'impact néfaste d'une pression trop forte sur l'écosystème de ces régions ». Et la concurrence potentielle au niveau des prix avec les pays africains, grands consommateurs de sardines en conserve.

L'économiste est aussi allée regarder du côté de la consommation des sardines en foyer en France. Si le prix reste un argument d'achat, ce n'est pas le seul, « puisque la sardine en conserve est très appréciée, alors qu'elle coûte plus cher (11 euros le kilo) que la sardine fraîche (6 euros le kilo) ». Les autres motivations identifiées sont la teneur en oméga-3 ainsi que l'aspect durable et l'origine locale de ce produit. « On peut donc s'interroger sur les conséquences pour les choix des consommateurs d'une diminution de l'approvisionnement de sardines françaises dans les boîtes vendues en France, poursuit Fabienne Daurès. Quant à la teneur en oméga-3, elle pourrait baisser du fait de la réduction de la taille des sardines et les changements dans la composition du plancton, ce qui aurait donc aussi peut-être un impact sur l'achat. » 

Ce qui est ressorti de ces différentes études, c'est l'interdépendance entre la dynamique économique et celle des écosystèmes. En France, le dérèglement climatique aurait un impact sur les sardines du golfe de Gascogne et les comportements de dauphins – qui s'approcheraient des côtes et donc des zones de pêche. Ces changements auraient donc des conséquences sur les pêcheurs, n’ayant pas d’autres opportunités de pêche. Les conserveurs de leur côté peuvent atténuer ces chocs de ressources, du moins à court terme, en ayant recours aux marchés internationaux. Mais cette demande accrue aura sans doute un impact dans ces pays, économiquement mais aussi sur l'environnement et la biomasse des poissons. Si en retour, les consommateurs s'intéressent moins aux boîtes de sardines importées, sur le long terme, les conserveurs pourraient donc aussi être perdants. 

Pour les scientifiques, il faut donc anticiper. Et c'était notamment le but de ces programmes de recherche qui ont conduit à la création de narratifs futurs et d'outils de gestion intégrant les paramètres écologiques mais aussi socio-économiques. Ils devraient permettre de mieux envisager l'avenir de la filière. Il semblerait que la réponse doive venir de tous les échelons de la filière, autant des pêcheurs, qui peut-être devront être encore plus polyvalents, que des conserveurs et des consommateurs.