Moules, huîtres et vase : sentinelles de la contamination chimique du littoral français
Article d'Anne Grouhel (chercheuse en contaminations microbiologiques, Ifremer), Lucie Bizzozero (Ingénieure environnement côtier, Ifremer) et Sandrine Bruzac (chercheuse en contamination chimique, Ifremer).
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
Au début des années 1970, le monde prend de plus en plus conscience de l’intérêt à protéger son environnement. La conférence de l’ONU à Stockholm en 1972 consacre le besoin de connaître l’état de l’environnement et d’en suivre l’évolution.
À la même époque, deux conventions internationales sont ratifiées en France : la Convention d’Oslo pour la prévention de la pollution marine par les navires, entrée en vigueur le 6 avril 1974, et la Convention de Paris pour la prévention de la pollution marine d’origine continentale, entrée en vigueur le 6 mai 1978.
En 2000, la directive cadre européenne (DCE) pour l’atteinte d’un bon état de l’environnement aquatique intègre un volet marin (zone très côtière), qui est complété en 2013 d’une directive spécifique au milieu marin qui s’intéresse à l’ensemble des eaux territoriales.
Les eaux marines sont en outre déterminantes dans la qualité des coquillages élevés ou pêchés : une directive européenne de 1991 définit des classes de qualité pour les eaux conchylicoles afin de garantir la bonne qualité des produits conchylicoles commercialisés pour la consommation humaine. Elle prend en compte des critères de salubrité microbiologique et de qualité chimique.
Pour assurer ce suivi, les autorités publiques françaises créent en 1972 un réseau national d’observation de la qualité du milieu marin, en s’appuyant sur l’Institut scientifique et technique des pêches maritimes (ISTPM) à Nantes et le Centre national pour l’exploitation des océans (CNEXO) à Brest.
À partir de 2008, le réseau est adapté, que ce soit en termes de nombre de sites observés que d’espèces échantillonnées pour répondre également à l’objectif sanitaire. Il prend le nom de Réseau d’observation de la contamination chimique du littoral (ROCCH).
Lorsqu’elles arrivent dans l’eau de mer, les molécules chimiques sont soit dissoutes, soit fixées sur les particules en suspension dans l’eau. Elles peuvent ensuite être absorbées par la moule qui filtre l’eau pour se nourrir et se retrouvent dans la chair du mollusque après digestion, ou se déposent au fond des océans avec le matériel particulaire. Les contaminants chimiques sont ainsi concentrés naturellement puis peuvent être analysés en laboratoire.
Le réseau ROCCH s’appuie donc sur les moules, sur d’autres coquillages (huîtres, coques, palourdes…) et sur le sédiment vaseux. Ils sont prélevés sur des dizaines de sites répartis le long du littoral pour évaluer le niveau de la contamination chimique. Les mesures sont répétées d’année en année pour vérifier la qualité chimique de la zone côtière et en suivre l’évolution.
Des analyses de pointe au service du réseau d’observation
Il existe dans l’environnement aquatique plusieurs types de substances chimiques :
- celles présentes naturellement (les métaux et certains hydrocarbures) ;
- et les molécules artificielles synthétisées par l’homme.
Les contaminants métalliques y sont à l’état de traces, souvent de l’ordre du microgramme par gramme de chair de mollusque ou de sédiment. Les concentrations en molécules artificielles sont de l’ordre du nanogramme par gramme.
Toutes les manipulations nécessitées pour le suivi, du prélèvement à l’analyse au laboratoire, en passant par la préparation (homogénéisation, séchage) de ces échantillons, sont menées par un personnel hautement qualifié qui prend toutes les précautions possibles. En effet, la moindre contamination extérieure viendrait fausser les résultats analytiques.
Au cours des cinquante années passées, les techniques d’analyse des éléments traces en milieu marin ont considérablement évolué. Ainsi, dans celle des métaux, le four à micro-ondes a remplacé le bain de sable pour la minéralisation des échantillons. Cet équipement nous garantit une digestion totale de ces derniers grâce à une température mieux contrôlée et homogène, tout cela en un temps réduit.
De même, pour l’analyse proprement dite, la spectrométrie de masse à plasma à couplage inductif (ICPMS) a succédé à la spectrométrie d’absorption atomique, offrant une sensibilité accrue capable de détecter des éléments sous formes de traces (de l’ordre du µg/g ou ng/g) ainsi qu’une plus grande rapidité d’analyse. Le nombre d’éléments quantifiables a été multiplié par plus de 10, l’analyse d’un échantillon permet aujourd’hui de doser simultanément la quasi-totalité des éléments du tableau périodique.
Dans le cadre de la surveillance de la contamination chimique du milieu marin littoral, les analyses de métaux sont réalisées en dosant l’élément dans sa forme « totale ». Or, dans l’environnement comme dans les organismes vivants, un métal peut exister sous différentes formes chimiques (espèces) en fonction de son degré d’oxydation. Ces formes influencent directement son assimilation par les êtres vivants et sa toxicité. Dans le cas de l’arsenic par exemple, la toxicité varie selon la forme chimique (arsénite, arséniate, arsénobétaine…) et les formes inorganiques As(III) et As(V) sont particulièrement toxiques. La connaissance des espèces chimiques en présence, ou « spéciation », peut donc s’avérer nécessaire pour déterminer plus précisément les risques.
Des seuils de référence encore en construction
Une fois ces résultats obtenus, les gestionnaires établissent la qualité chimique des écosystèmes marins. Ou encore, les produits de la mer consommables, en s’appuyant sur des valeurs de références, ou seuils. Pour une même substance, ces seuils peuvent varier selon qu’ils visent à protéger l’écosystème marin (seuil environnemental) ou le consommateur (seuil sanitaire). En effet, les organismes marins et l’humain présentent une sensibilité différente vis-à-vis d’une même substance.
Face à la difficulté à définir une valeur seuil, seule une quarantaine de substances disposent d’une valeur de référence sanitaire ou environnementale, alors qu’il existe plusieurs milliers de molécules utilisées en Europe et que de nouvelles substances continuent d’être synthétisées régulièrement.
La surveillance cible donc les molécules les plus préoccupantes qui peuvent être analysées, tandis que les travaux se poursuivent pour compléter la liste des seuils disponibles. Les équipes de recherche en écotoxicologie s’intéressent de plus aux « effets cocktails », effets combinés de plusieurs substances sur les écosystème marins.
Des contaminants émergents
Depuis le début du réseau de surveillance, l’analyse des données acquises révèle une baisse des concentrations dans l’environnement – voire la quasi-disparition – de certains composés chimiques néfastes utilisés dans l’industrie (additif plombé pour l’essence), dans l’agriculture (pesticide comme le lindane et le dichlorodiphényltrichloroéthane, DDT) ou dans les peintures antisalissures appliquées sur les coques des bateaux (tributylétain). Les politiques d’interdiction d’usage de certains composés ont donc permis de réduire drastiquement la concentration de certaines substances dans le milieu aquatique.
Cependant, malgré les réglementations, des molécules ayant des formes chimiques très stables persistent dans l’environnement et dans la chaîne trophique, comme les polychlorobiphényles (PCB) interdits depuis 1976.
De plus, de nouvelles substances chimiques créées par l’homme contaminent le milieu marin. Les scientifiques veillent pour détecter ces polluants, ce qui nécessite constamment le développement et l’amélioration des méthodes d’analyses.
Le réseau ROCCH a ainsi récemment intégré en routine la recherche de per et polyfluoroalkylées (PFAS) présents dans de nombreux produits de consommation courante. Il va aussi s’intéresser aux terres rares telles que le gadolinium, utilisé comme agent de contraste dans l’imagerie médicale, ou l’yttrium, qui renforce la luminosité et la durabilité des écrans de nos téléphones.
Après une cinquantaine d’années de fonctionnement continu, avec des adaptations aux progrès techniques, le ROCCH est aujourd’hui riche d’une belle série de mesures capables de montrer les évolutions de la qualité chimique du milieu marin.
Il compte une précieuse collection d’échantillons scientifiques alimentée depuis plus de 40 ans, qui nous permet de mener des analyses rétrospectives sur des paramètres qui n’avaient pas été analysés. De quoi, en quelque sorte, remonter le temps.