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Des écosystèmes coralliens en bonne santé grâce à l’aquaculture restaurative

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Relâché de Siganus argenteus à la presqu’île de Tahiti

Relâché de Siganus argenteus à la presqu’île de Tahiti

ARTICLE REDIGÉ AVEC THE CONVERSATION — Les espèces de poissons herbivores jouent un rôle majeur dans le maintien en bonne santé des écosystèmes coralliens. La mise en place des aires marines protégées ne suffit pas à protéger ces espèces, une nouvelle approche vise à les réintroduire directement dans le milieu : le principe de l’aquaculture restaurative.

À Tahiti, la surpêche est un problème majeur qui, combiné à d’autres menaces, provoque une diminution de l’abondance de certaines espèces qui exercent un rôle important pour le bon fonctionnement de l’écosystème. C’est le cas de certaines espèces de poissons et d’invertébrés herbivores (oursins et poissons-lapins) qui jouent un rôle fondamental dans l’entretien et le maintien en bonne santé des écosystèmes coralliens puisqu’ils consomment en permanence les jeunes pousses de macroalgues qui colonisent le récif au détriment d’autres espèces.

La raréfaction des espèces herbivores entraîne ainsi une croissance rapide et sans contrainte des macroalgues, au détriment des coraux, jusqu’à entraîner un basculement de l’écosystème (appelé « shift algal ») initialement dominé par les coraux et leur grande biodiversité associée, vers un écosystème dominé par des algues et appauvri en diversité.

Pour maintenir les herbivores en nombre suffisant pour réguler les populations algales et assurer le bon fonctionnement de l’écosystème, une première approche dite de conservation consiste à mettre en place des aires marines protégées (appelées « rahui » en Tahitien). Ces mesures permettent de réduire les impacts de la pêche et permettent aux stocks d’herbivores de se reconstituer via une fermeture temporaire de la pêche. Malheureusement, un nombre croissant d’études indique que ces mesures, bien que nécessaires, sont souvent insuffisantes pour permettre un rétablissement des populations d’herbivores.

Ralentir la progression des algues

Une autre approche, plus récente, consiste donc à réensemencer dans le milieu des espèces herbivores autochtones produites en aquaculture afin de supplémenter les stocks naturels. Ces réensemencements peuvent ralentir, voire annihiler la prolifération des algues dans les lagons les plus affectés. Ce type d’approche pourra être utilisé suite aux mortalités massives de coraux induites par des évènements climatiques extrêmes (canicules marines, cyclones) ou la prolifération des étoiles de mer du genre acanthasters. Le réensemencement d’herbivores pourra ralentir la colonisation des coraux morts par les macroalgues et laisser plus de temps aux jeunes colonies de corail pour s’installer et coloniser l’espace libéré. Cette aquaculture, dite « restaurative », se distingue de l’aquaculture classique de filière car elle n’a pas pour principal objectif de nourrir mais plutôt d’améliorer la santé et la résilience des écosystèmes.

Dans le Pacifique, des exemples d’aquaculture restaurative ont notamment été menés à Hawaii avec l’oursin Tripneustes gratilla pour lutter contre la prolifération d’algues invasives en baie de Kane’ohe, avec des résultats encourageants. Concernant la Polynésie française, un relâché pilote, coordonné par la Direction des ressources marines (DRM) et la Coopérative des aquaculteurs de la Polynésie française (CAPF) a eu lieu en 2017 au cours duquel deux mille Siganus argenteus (appelé communément le poisson-lapin) produits en aquaculture ont été relâchés dans le lagon de la commune de Vairao, sur la presqu’ile de Tahiti. Des études écologiques associées ont montré des résultats prometteurs avec une diminution significative de la couverture algale en quelques jours suite au réensemencement de ces herbivores.

Au centre Ifremer de Tahiti (CIP), nous travaillons actuellement à maîtriser l’élevage de plusieurs espèces herbivores à des fins d’aquaculture restaurative : les oursins Tripneustes gratilla et Diadema savignyi, ainsi que le poisson S. argenteus. Les premiers essais d’élevages d’oursins ont été menés en 2022 et les premiers élevages de S. argenteus ont démarré cette année. La priorité est dans un premier temps de maîtriser l’ensemble du cycle biologique de ces espèces (conditionnement des géniteurs, pontes, élevage larvaire et grossissement) afin d’être en mesure de produire des dizaines de milliers d’individus de façon régulière et fiable.

Ne pas déstabiliser l’écosystème

Dans un second temps, une phase de test en laboratoire sera réalisée au CIP pour caractériser et quantifier plus précisément l’influence de ces espèces sur le milieu (diversité et quantités d’algues broutées en fonction de l’âge des individus). Enfin dans une troisième phase, des études pilotes, qui veilleront à suivre un certain nombre de précautions pour ne pas déstabiliser l’écosystème, seront mises en place dans des sites dégradés, choisis conjointement avec la fédération des ra ̅hui Te Marae Mo’a de Tahiti.

Les précautions à prendre incluent de relâcher des animaux en bon état physiologique et sanitaire pour ne pas transmettre de maladies ou de parasites aux populations sauvages ; une gestion de la diversité génétique afin de ne pas affaiblir les stocks sauvages ; la mise au point d’une méthode de marquage efficace permettant l’identification des individus relâchés et la mise en place d’un suivi écologique complet qui comprendra des études pré – et post- relâchés.

Il est également important de prendre en considération les conséquences et éventuels avantages pour les différentes parties prenantes afin que les retombées de ces actions de réensemencement soient équitables.

L’objectif de nos travaux est, à terme, de faire émerger une filière d’aquaculture restaurative en Polynésie française capable de produire les individus nécessaires pour répondre à la demande des comités de gestion des ra ̅hui, du territoire, et des communes, pour la mise en œuvre d’actions de réensemencements. L’ensemble des partenaires du projet impliqués (UMR SECOPOL, CRIOBE, Rahui Center, Direction des ressources marines) offriront un panel d’expertises pluridisciplinaires englobant zootechnie, santé animale, écologie, et sciences sociales.

Enfin, il est important de considérer que des efforts ponctuels de réensemencement auront peu de chance d’aboutir à des résultats positifs sur le long terme en l’absence de modification majeure des facteurs de stress anthropiques affectant les écosystèmes et favorisant le développement de macroalgues en premier lieu. Il est donc primordial de coupler ces actions avec d’autres programmes qui adoptent une approche aussi globale que possible et au sein de laquelle l’aquaculture restaurative sera un des maillons d’une chaine vertueuse. Favoriser une activité de pêche raisonnée et durable, limiter les apports d’engrais et améliorer la qualité des eaux usées, prévenir la destruction d’habitat et enfin agir globalement contre le réchauffement climatique sont des mesures sans lesquelles l’aquaculture restaurative ne pourra pas atteindre son plein potentiel. En conséquence, la sensibilisation des parties prenantes (pêcheurs, décideurs, agriculteurs, etc.) au phénomène de « shift algal » et leur implication dans la recherche de solutions au travers d’une gestion intégrée des bassins versants sont essentiels pour promouvoir la bonne santé des écosystèmes sous-jacents et des populations humaines qui en dépendent.

 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

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