Anita Conti : planches de vie en BD

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La rentrée littéraire met à l’honneur une figure de l’océanographie française, Anita Conti, sujet du dernier roman graphique du duo Catel et Bocquet. Suivre le sillage de la « Dame de la mer », c’est aussi replonger dans l’histoire de l’OSTPM, l’un des deux organismes qui a donné naissance à l’Ifremer. Leurs deux destins se sont entremêlés près d’une décennie durant pour contribuer à l’émergence de l’océanographie moderne.

Après Olympe de Gouges, Kiki de Montparnasse, Alice Guy ou Joséphine Baker, Catel Muller (dessinatrice) et José-Louis Bocquet (scénariste) ont choisi Anita Conti comme nouvelle héroïne de leur collection de biographies illustrées « Les clandestines de l’histoire ». Avec cette collection, ils remettent en lumière des femmes qui ont compté pour leur temps mais sont ensuite souvent restées dans l’ombre de l’Histoire.

Une existence qui navigue entre monde des livres et univers maritime 

La vie d’Anita Conti a pourtant une densité tout à fait romanesque qui nous fait d’abord croiser la route de grandes plumes de la littérature du XXème s qu’elle fréquente via son premier métier de relieuse de livre. Ses rencontres avec Cocteau et Mac Orlan datent de cette époque. Viendront s’y ajouter plus tard des échanges avec Jean Giraudoux, Léopold Sedar Senghor ou Michel Le Bris. Mais bientôt, le cours de son existence s’engage vers un nouveau méandre qui débouche inexorablement vers la mer. Née en 1899, elle cultive dès l’enfance une véritable proximité avec l’océan, qu’elle découvre à l’occasion de vacances sur les côtes bretonnes et normandes, préconisées par un père médecin hygiéniste, convaincu des bienfaits des bains de mer.

Devenue journaliste notamment dans l’hebdomadaire féminin Eve ou dans le quotidien La République, elle entreprend une série d’articles remarqués intitulés « En suivant l’huître » et « Les richesses marines sont-elles inépuisables ? ». Sa source d’information est souvent l’OSTPM (Office scientifique et technique des Pêches), ancêtre de l’Ifremer. 

Début de l’aventure scientifique dans l’équipage OSPTM

Emballé par les reportages de la jeune auteure, Edouard Le Danois, directeur de l’OSPTM l’engage comme « chargée de propagande », ce qu’on pourrait rapprocher d’une fonction de chargée de communication ou d’attachée de presse aujourd’hui. Sa première mission, le 2 juillet 1935, est la campagne de lancement du premier navire océanographique français le Président-Théodore-Tissier à Saint-Jean-de-Luz. Le navire doit son nom de baptême à l’homme politique et président de l’OSPTM Théodore Tissier qui a pesé de tout son poids de président du Conseil d’Etat pour obtenir le financement nécessaire à la construction de ce bateau entièrement dédié à l’étude de la mer. L’événement, destiné à faire connaître ce nouveau « vaisseau » de la science au grand public, est un succès avec une large couverture médiatique nationale, ce qui fait dire au président Tissier qu’elle a fait « une bonne réclame à l’Institut ».

Anita se voit ensuite confier la gestion de la bibliothèque de l’OSPTM mais elle se languit du travail de terrain et parvient à convaincre ses directeurs et président de la laisser monter à bord du navire, pour des missions de reportage puis d’océanographie. Elle affronte d’abord leur réticence car l’époque ne voit pas d’un bon œil une femme seule au milieu d’un équipage exclusivement masculin.

Anita Conti en mission océanographique pour l'OSPTM

Anita Conti en mission océanographique pour l'OSPTM.

Premiers embarquements

Mais, audacieuse, Anita Conti n’a pas peur des premières fois, et de reportages en embarquements, elle confirme à chaque voyage sa vocation d’océanographe. La guerre arrive et elle s’illustre à nouveau comme la première femme admise sur un navire militaire où elle documente et participe au dragage de mines. Elle retirera de cette expérience un article « Des périls de la mer aux périls de la guerre, des champs de pêche aux champs de mines ». Plus tard, à presque 60 ans, elle s’essaiera aussi aux engins sous-marins, plongeant à quelques centaines de mètres en bathyscaphe dans la fameuse tourelle Galeazzi et en 1960 à bord de La Denise, le sous-marin de poche de la Calypso.

Ses pérégrinations l’amènent à sillonner toutes les façades maritimes françaises et les océans plus lointains : de la mer de Barents, des eaux de Terre-neuve en passant par les côtes du Sénégal et de la Mauritanie… En escale ou sur le pont, elle côtoie quelques légendes des sciences marines du Commandant Charcot au Commandant Cousteau ou encore le naturaliste Théodore Monod. 

A la pêche aux idées pour des sciences halieutiques respectueuses de la ressource

La pêche est son sujet de prédilection à bord des navires océanographiques et des chalutiers où elle partage le quotidien des pêcheurs, parfois pour des campagnes de 6 mois. Ses traversées au long cours sont la matière première de ses livres, dont le premier Racleurs d’océans est publié en 1953. Dès les années 30, les problématiques très actuelles de surpêche ou de rejets de poissons issues d’espèces non commerciales, qu’on appelle aussi « captures accidentelles », la préoccupe. Elle écrit en 1934 « Si l’Europe entière ne s’accorde pas pour protéger les espèces sédentaires, avant vingt-cinq ans les chalutiers seront désarmés. C’est une opinion brutale. Il est effrayant de penser qu’elle peut être vraie » et réaffirme en 1960 « Quand se décidera-t-on à protéger les ressources de l’Océan ? Pendant qu’il est encore temps, il faut renoncer aux méthodes dévastatrices »

Elle cartographie les fonds de pêche des côtes mauritaniennes et sénégalaises et suggère notamment pendant la guerre de remplacer le foie de morue par le foie de requin pour maintenir en santé une population française rendue exsangue par la guerre. Elle travaille parallèlement à l’amélioration de l’alimentation des populations locales. Ingénieuse, elle imagine un engin de pêche capable de sélectionner le poisson mais renonce finalement à déposer un brevet considérant que le dispositif ne sera « qu’un chasseur de plus ». Dès 1964, elle préfère ensuite s’orienter vers la pisciculture en mer, dans l’idée de produire de la ressource plutôt que d’en prélever. Elle concrétise ce rêve, avant-gardiste pour l’époque, dès 1964. Ses premières expérimentations sont lancées en mer Adriatique puis en Mer du Nord. Mais le destin n’est pas de son côté puisque par deux fois, ses installations sont réduites à néant, d’abord par une tempête puis ruinées par une marée noire… La pollution deviendra aussi l’un des combats de la Dame de la Mer.

Une figure de proue qui donnera son nom au prochain navire de l’Ifremer

Pour évoquer celle qu’il accueillit au sein de l’équipage OSPTM, Edouard Le Danois dira d’Anita Conti dans la préface originale de Racleurs d’océan « Je ne sais si au temps de la flibuste, elle eût couru la grande bordée comme Anne Bonny ou Mary Read, mais ce qui est certain c’est qu’elle porte à un haut degré le goût du risque et de la navigation. Sa passion pour la mer ne connut plus de bornes quand elle eut pris part aux croisières scientifiques des navires de l’Office des Pêches maritimes ». Et Anita Conti de répondre à son mentor « Il m’a ouvert la route sur laquelle j’ai pu ensuite avancer librement ».

Anita Conti sur le pont du navire océanographique Président-Théodore-Tissier avec à sa droite Edouard Le Danois, directeur de l'OSPTM

Anita Conti sur le pont du navire océanographique Président-Théodore-Tissier avec à sa droite Edouard Le Danois, directeur de l'OSPTM.

L’Ifremer d’aujourd’hui est fier de s’inscrire dans le sillage d’une femme qui aura contribué à jeter les bases de l’océanographie moderne tout en incarnant une figure inspirante de liberté et d’émancipation conjuguées au féminin. Pour rendre hommage à cette pionnière de l’Institut, l’Ifremer a d’ailleurs décidé d’en faire la figure de proue de son prochain navire semi-hauturier auquel elle donnera son nom, rappelant que les femmes ont toute leur place au cœur des sciences marines. Dès juin 2026, Anita Conti reprendra donc symboliquement la mer pour des campagnes scientifiques et des missions d’intérêt public en Manche-Atlantique conformément au souhait de son modèle qui déclarait « Une seule chose m’intéresse : les bêtes et la mer. Alors je vis chez elles : dans l’eau, sur l’eau, au bord de l’eau ». Au terme de 98 ans d’existence, elle choisit l’océan comme dernière adresse, après avoir demandé la dispersion de ses cendres en mer d’Iroise.

Bibliographie 

Racleurs d’océans, André Bonne, 1953 (1ère édition) / réédition Payot (2017)

Géants des mers chaudes, Andre Bonne, 1957 (1ère édition) / réédition Payot (2022)

L’océan, les bêtes et l’homme ou l’ivresse du risque, André Bonne, 1971 (1ère édition) / réédition Payot (2019)

Femmes à bord : une place conquise de haute lutte

Il faut attendre la deuxième moitié du XXème s pour voir officiellement les femmes acceptées à bord des navires qu’ils soient militaires, de pêche, de commerce ou scientifiques. Une « conquête » à laquelle Anita Conti est tout sauf étrangère puisqu’elle a bien souvent été la première française à se frayer un chemin sur le pont ! On peut ainsi considérer qu’elle est la première femme embarquée à bord d’un navire océanographique (si on excepte Jeanne Barret mais qui avait dissimulé son apparence féminine pour participer aux expéditions de Bougainville au XVIII e s). Elle fut aussi l’une des pionnières à embarquer sur un chalutier de pêche ou encore la première admise sur un dragueur de mines, bénéficiant d’une dérogation tout à fait exceptionnelle de la Marine nationale. Jusqu’alors une ordonnance, signée par Colbert en 1681, interdisait la présence des femmes à bord des bateaux de pêche, de commerce et de guerre. Elle n’est levée qu’en 1963 suite à la bataille administrative engagée par Sonia de Borodesky de Louteau, première femme à sortir diplômée de l’Ecole nationale supérieure de la Marine et autorisée à exercer « légalement » la profession de marin pêcheur. Suivra en 1972, l’ouverture à la gent féminine de l’Ecole nationale supérieure maritime (ENSM) dont la vocation est de former les futurs officiers de la Marine marchande. En 1983 c’est au tour de la Marine nationale d’expérimenter une féminisation de ses équipages sur ses bâtiments de surface puis d’accueillir ses premiers officiers féminins dans les SNLE (Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins) en 2017… Au regard de cette histoire récente, on mesure à quel point Anita Conti s’est jouée des écueils pour élargir l’horizon des femmes jusqu’à la haute mer !